Arthur est un homme au physique somme toute assez classique. Quoiqu'il soit peut être plus souriant que la moyenne. Et ses cheveux ont tendance à rebiquer étrangement, parfois. Et son regard a quelque chose de particulièrement pétillant ... Non, en fait il n'a pas grand chose d'un homme normal.

Ces étincelles si malicieuses dans ses yeux, ce sont celles d'un esprit en perpétuelle ébullition créative. Si le regard est véritablement le miroir de l'âme, alors en plongent au plus profond de celui d'Arthur on pourrait certainement trouver toutes les images de ces créatures formidables qu'il imagine à longueur de temps. Toutes se mélangeraient dans une chimère impressionnante de par son caractère à la fois monstrueux et magnifique. Tout ce qui est beauté plaît à Arthur, sans qu'il ne rebute aucune conception de cette notion somme toute assez ouverte. Des tableaux des impressionnistes aux arts primitifs d'Afrique ou d'Australie, en passant par toutes les variations que la nature a à offrir, il accepte toutes ces formes de beauté et les assimile pour les reconstituer dans toute leur grandeur dans ses rêves les moins fous.

Tout son corps, en fait, regorge d'une sorte de fantaisie qui se manifeste de toutes les façons possibles. Son esprit est resté celui d'un enfant dans le sens où il est encore ouvert à toutes ces possibilités qui peuplent les imaginaires puérils et que l'âme adulte juge meilleur d'écarter. L'ampleur de ses conceptions, de même que celle de son imagination, n'a de cesse de croître à mesure qu'il assimile de nouveaux concepts, de nouvelles cultures, de nouvelles images. Pour cette raison, l'art et l'étude de tout ce qui existe dans la nature sont essentiels à cet esprit volatil. Cette forme d'inconstance et de fantaisie ne se confine pas simplement dans son esprit, mais touche toute sa conduite, allant de sa démarche à ses actions de tous les jours. Plutôt tête brûlée que vraiment réfléchi, il n'hésite pas à se plonger dans l'action, qu'il trouve toujours digne d'intérêt. L'aventure est le maître-mot de sa conduite, et il y voit un superbe échappatoire à la vie quotidienne, nécessaire cependant pour pleinement savourer le contraste entre sa tranquillité et le formidable potentiel d'une vie d'instabilité.

Par amour pour la découverte et parce qu'une part de lui aime les sciences du raisonnement -mais aussi parce que c'était la voie qui avait été choisie pour lui par son père- Arthur est pharmacien. Il trouve au milieu des différentes plantes qu'il étudie pour les mettre en gélules un certain intérêt. Toute cette vie végétative ne semble que demander à être broyée et écrasée pour remplir sa pleine fonction: soigner les hommes. Oh, pourtant Arthur n'est pas un anthropocentriste, loin de là. Il ne voit l'homme que comme un animal de plus dans le long chaînon de la faune terrestre. Son esprit scientifique n'est peut être pas étranger à cette vision, d'ailleurs. Mais lui-même se sachant homme et connaissant les capacités des siens, et les aimant pour ces mêmes capacités, il cherche inévitablement à les soigner. Par foi en leur potentiel plus que par véritable esprit altruiste.

Encore que le bonhomme soit de ceux qui aiment faire le bien autour d'eux. Avec une certaine limite, qui est celle de ses propres intérêts personnels. S'il voit que quelqu'un entrave ses plans et qu'il tient à ceux-ci fermement, il se peut qu'il détourne un instant son regard de ses beaux principes pour écarter l'obstacle du chemin, et pas nécessairement de la manière la plus douce. Même s'il répugne à utiliser son papier et son encre pour des motifs aussi barbares, il s'y résoudrait si la situation l'y contraignait. Car oui, Arthur est un écrivain. Une capacité dont il n'a encore exploré que la surface, mais dont il exerce les pouvoirs en reproduisant les créatures de son imaginaires et des encyclopédies dont il raffole. Recréer une arche de Noé, voilà un rêve qui l'intéresserait bien. Un bateau rempli de toutes les créatures surgies de son esprit, réelles ou non. Pour cette raison, parce qu'il est particulièrement curieux de ce qui l'entoure, il est passionnément attiré par les voyages, qui lui offrent une occasion de s'évader complètement vers de nouvelles cultures. De nouveaux mondes à explorer, de nouvelles espèces à recréer, de nouveaux peuples à rencontrer ...

Mais bien sûr, aux yeux du commun des mortels de Londres, il n'est qu'un pharmacien un peu plus souriant que ses pairs.

Tout commença de façon banale, finalement. Rencontre de cellules reproductrices, petite étincelle de vie et multiplication cellulaire à n'en plus finir jusqu'à arriver à un produit fini ressemblant à quelque chose. Et c'est dans ces circonstances, après ce petit périple de vie, certes chronophage mais néanmoins obligatoire, qu'Arthur naquit. Ses parents étaient de la bourgeoisie la plus appréciable d’Édimbourg. Il fut élevé dans la soie et les broderies, pendant ses toutes premières années. Ses caprices furent ceux d'un enfant qui n'avait que trop pour se plaindre, et ses jérémiades celles d'un rejeton de la fortune. Bref, tout indiquait qu'il aurait toutes ses chances pour accomplir les rêves que ses parents projetaient -déjà- sur lui.

Le père Murray était un médecin de renom dans les environs de la capitale écossaise. Il avait participé et s'était distingué à l'occasion de quelques congrès médicaux. On lui attribuait notamment la découverte des vertus d'une plante des tropiques qu'on appelait communément la fleur d'Héphaïstos, car elle avait la propriété de provoquer de violentes sueurs chez quiconque en absorbait le nectar. Arthur glorifiait la figure de son père. Quoiqu'il fut souvent en voyage à l'étranger, sur des îles lointaines ou en congrès dans des pays non moins intéressants, il témoignait toujours une certaine attention à l'égard de son fils, en qui il plaçait de gros espoirs. Il espérait bien le voir prendre sa suite et perpétuer la glorieuse renom des Murray. Et son épouse, la mère d'Arthur, l'encourageait bien dans cette voie car elle reconnaissait dans son fils les meilleures des qualités.

Arthur avait une soeur, Alice. Elle était d'un an plus jeune que lui, mais faisait elle aussi le ravissement de ses parents, car elle était d'une beauté tout à fait remarquable, et ce malgré son jeune âge. Il se dégageait de ses traits joyeux et de ses cheveux blond une sorte de bonheur de vivre qui irradiait tout le foyer. Arthur aimait beaucoup sa soeur. Elle le lui rendait bien. Malheureusement pour eux, elle mourut à l'occasion d'une épidémie de rougeole particulièrement virulente qui frappa Édimbourg quand elle avait sept ans. Arthur en avait huit, et contracta le même mal des suites de sa soeur. Dès lors, il se retrouva confiné dans la maison familiale pendant une longue année entière. Son rétablissement fut éprouvant pour tous, laborieux, et pénible.

Mais pour le jeune garçon, ce fut une merveilleuse occasion de s'ouvrir à un monde qui devait ensuite dicter sa vie. Barricadé qu'il était dans la maison, son père mit à sa disposition tout ce qui pouvait faire son plaisir. Parmi les cadeaux qu'il lui fit se trouvait une collection d'encyclopédies illustrées, imprimées sur du véritable papier. C'était là un trésor rare, qui avait transmis dans le plus grands secret aux membres de la famille, de génération en génération. Au travers de ces pages dépeignant les plus formidables créatures, Arthur s'éveilla aux cultures du monde entier, à celles qui existaient toujours et à celles qui avaient disparu, aux bêtes qui peuplaient cette terre, qui l'avaient un jour peuplée ou qui, peut être, la peupleraient dans quelques ères. Il apprit à reconnaître toutes sortes de bestioles en apprivoisant leur seule image, et bientôt plus aucune créature qui rampe sur la terre, qui nage dans la mer ou qui vole dans les airs n'eut de secret pour lui. Il commença alors à créer son propre bestiaire, fort de tout ce qu'il avait vu. Une formidable arche peuplée de toutes sortes d'animaux chimériques, aux traits empruntés à toutes les espèces.

Sa convalescence dura jusqu'à ses neuf ans. Mais il continua à rester cloîtré chez lui. Ses parents ne voulaient naturellement pas prendre le risque de l'exposer plus encore aux miasmes du dehors. La salubrité des grandes villes laissait encore à désirer. Il étudia chez lui, prenant ses leçons auprès de son père, de sa mère -qui avait la chance d'être une femme cultivée- et de quelques professeurs particuliers employés à cette occasion. Mais il ne prenait pas beaucoup de plaisir à ces études qui lui paraissaient bien ennuyantes en comparaison de tout ce que le monde avait à offrir. S'il s'acharnait à bien vouloir y comprendre quelque chose, c'était uniquement parce qu'il savait tous les efforts que ses parents avaient mis en oeuvre pour lui procurer une éducation de premier choix. Il s'en serait voulu de décevoir leurs espoirs, plus pour eux que pour lui. Il avait le doux rêve qu'il pourrait toujours trouver de quoi vivre dans ces terres lointaines ou la simplicité semble être la meilleure des richesses.

Il partit faire ses études de pharmacologie à Londres. Son père avait bien fini par comprendre qu'il ne pouvait espérer hisser son fils jusqu'aux plus hautes strates de la médecine. Non pas qu'il manquât de talent, mais bien plutôt de volonté. Il se résolvait cependant à en faire un pharmacien brillant. Dans les classes, Arthur apprit la rigueur qui sied à un scientifique, et le souci du détail et de l'expérimentation. Cette dernière discipline, surtout, lui plaisait. Il aimait beaucoup l'idée de devoir mélanger des fluides entre eux pour parvenir à produire un résultat hors du commun. Tout lui semblait atteignable par la science et la recherche. Comme s'il s'agissait d'un domaine encore trop inexploré de la connaissance, malgré tous les progrès qui avaient été faits, dernièrement.

Mais la vie à Londres lui apporta également une seconde découverte, tout aussi importante, sinon plus, que celle des sciences. C'est en se promenant dans une ruelle un peu glauque qu'il découvrit une boutique miteuse dans la vitrine de laquelle étaient exposées des vieilleries. Il y entra, naturellement poussé par quelque main du destin ou par une curiosité innocente des choses anciennes. Il laissa son regard vagabonder un instant le long des étalages. Il observa les maquettes de vieux navires, les télescopes portatifs rouillés, les instruments de mesure ébréchés. Puis, au détour d'une étagère, il tomba sur un objet qui retint immédiatement son attention. C'était un véritable carnet de papier, aux pages vierges et à la couverture de cuir encore intacte. La boutique était vide, il n'y avait aucun signe de vie. Il se saisit du carnet et l'emporta sous son long manteau, en se sauvant comme le voleur qu'il était devenu.

Il examina sa trouvaille toute la nuit qui suivit. Il n'en revenait pas d'avoir mis la main sur tel trésor. S'il l'avait volé, c'était parce qu'il se doutait que le propriétaire de la boutique ne le lui aurait jamais vendu. Quand on connaissait la valeur du papier, on ne vendait pas ce genre d'article impunément. Tout de même, il se sentait coupable. Il n'avait pas agi correctement. Il fallait qu'il y remédie, ne serait-ce que pour se donner bonne conscience. Le lendemain, au petit matin, il laissa dans une enveloppe quelques livres sterling, et passa vite son chemin.

Arthur avait entendu parler des propriétés formidables du papier par son père, qui lui avait maintes fois raconté l'histoire de la collection d'encyclopédies familiales. Il savait quelles merveilles on pouvait en tirer en l'exploitant correctement. Mais il savait aussi à quel point cette ressource était précieuse. Il lui paraissait évident qu'il devait en maîtriser les propriétés, cependant. Il lui fallait de l'encre, pour cela, et il s'efforça pendant des mois d'en synthétiser artificiellement. Son diplôme de pharmacie empoché avec brio lui avait permis d'ouvrir sa propre enseigne, et grâce au matériel qui lui avait été gracieusement fourni par son père il avait largement de quoi vaquer à ses expériences. Il était pharmacien le jour, petit chimiste la nuit. Finalement, il parvint à la fabrication d'une solution invisible à l'oeil nu, qui agissait comme de l'encre sur le papier et qui nécessitait une certaine lumière pour être lue. Cette lumière-là, il la faisait jaillir d'une petite lampe bleutée. Il combina ces deux atouts dans un seul instrument dont un bout était muni d'une plume, pour écrire, et dont l'autre extrémité était dotée de la lampe bleue.

Il commença ses premières expérimentations dans une vieille et immense grange qu'il avait acquise pour une très modique somme, au sommet d'une falaise bordant la mer, en Ecosse. C'est là que, sous sa plume, naquirent ses premières créations. Il reconstitua d'abord les animaux qu'il avait vus dans les vieilles encyclopédies de son père, et bientôt girafes, éléphants, ours et grands singes peuplèrent la vieille grange. S'il ne parvenait pas à les animer, il s'échinait cependant à les reproduire avec la plus grande minutie, pour s'approcher le plus possible de la perfection. Et il y réussissait avec un talent indéniable.

Voilà donc quel fut le point de départ de l'histoire d'Arthur Murray. Pharmacien et écrivain à ses heures perdues, génie dans l'âme et grand aventurier de coeur.